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Shaden et Ibrahim ont reçu une obligation de quitter la France aprĂšs avoir dĂ©posĂ© une demande de rĂ©gularisation auprĂšs de la prĂ©fecture dâIlle-et-Vilaine. Si celle-ci affirme avoir suspendu la procĂ©dure aprĂšs la mĂ©diatisation de lâaffaire, la mesure dâĂ©loignement nâest pas pour autant annulĂ©e.
Le Rheu (Ille-et-Vilaine).â Dans leur petite maison situĂ©e en pĂ©riphĂ©rie de Rennes, les effluves dâun cafĂ© venu tout droit de Palestine sâĂ©chappent de la cuisine pour envahir le salon. Ibrahim rejoint sa femme, Shaden, assise sur le canapĂ©. Les enfants ne vont pas tarder Ă rentrer de lâĂ©cole. « Pour la plus grande, au dĂ©but, ça a Ă©tĂ© vraiment dur. Elle a vĂ©cu les bombardements de 2018 et a Ă©tĂ© traumatisĂ©e », confie la mĂšre.
La fillette est arrivĂ©e en France Ă lâĂąge de deux ans et demi. TraumatisĂ©e par ce quâelle a vu Ă Gaza. « Elle entendait des bruits sourds des bombardements. Elle en faisait des cauchemars. » Chaque soir, elle prenait place dans le lit du couple, paralysĂ©e Ă lâidĂ©e de dormir seule. Les parents lui ont trouvĂ© un psychologue, qui lâa suivie quelque temps. Aujourdâhui, elle est trĂšs sociable, se rĂ©jouit Shaden, qui prĂ©cise quâelle a malgrĂ© tout toujours besoin quâon lâaccompagne lorsquâelle se rend aux WC.
Mais alors que la fillette allait mieux, elle voit dĂ©sormais ses parents, et notamment sa mĂšre, pleurer en lisant la presse arabophone ou en regardant Al Jazeera. Ce jeudi 8 fĂ©vrier dans lâaprĂšs-midi, la chaĂźne montre les images de Rafah, oĂč plus dâun million de dĂ©placé·es survivent sans rien ou presque aprĂšs avoir fui la bande de Gaza, dont les habitations sont ravagĂ©es par la guerre.
« On essaie de ne pas regarder les infos quand les enfants sont lĂ , mais ils ressentent tout », regrette Shaden, dont la famille a trouvĂ© refuge sous les tentes de Rafah. Son frĂšre, Majd, est dĂ©cĂ©dĂ© sous les bombardements, alors quâil se trouvait dans le salon de la maison familiale, dans un quartier du centre de la bande de Gaza. Il avait 23 ans.
« Ma famille nâa pas voulu me le dire tout de suite, mais jâai vu son nom sur Telegram et jâai compris. » Ce soir-lĂ , son pĂšre est blessĂ© Ă©galement. Il a depuis une fracture, suppose-t-elle, mais il nâose pas se rendre à lâhĂŽpital sachant toutes les urgences quâil y a Ă traiter, comme les amputations.
Sur son ordinateur, Ibrahim fait dĂ©filer les photos de cet « enfer » : la maison de la famille de Shaden, pulvĂ©risĂ©e et rendue Ă lâĂ©tat de ruine, mais aussi le visage ensanglantĂ© de son frĂšre dĂ©cĂ©dĂ©, le corps enveloppĂ© dâun linceul blanc, sur lequel se penche un proche. « Ăa, câĂ©tait notre appartement », dit-il, lâair blasĂ©. En tout cas ce quâil en reste.
##Une OQTF suspendue mais pas annulée
Et « malgrĂ© tout ça », la prĂ©fecture dâIlle-et-Vilaine voudrait les « renvoyer » lĂ -bas ? « Ils veulent mettre en jeu notre vie, nous envoyer Ă la mort », souffle lâhomme ĂągĂ© de 37 ans, qui ne se considĂšre pas comme « immigré » ou « migrant », termes parfois pĂ©joratifs et instrumentalisĂ©s, mais comme « expatrié ».
Depuis prĂšs dâune semaine, le couple est sous les feux des projecteurs. Un article de Ouest-France est venu mettre en lumiĂšre la situation ubuesque dans laquelle ils se retrouvent plongĂ©s, depuis que la prĂ©fecture a refusĂ© leur demande de titre de sĂ©jour « vie privĂ©e et familiale » et leur a en sus dĂ©livrĂ© une obligation de quitter le territoire français (les fameuses OQTF).
Comment est-ce possible ?, sâinterrogent-ils. « On sait quâon a droit Ă ce titre grĂące Ă notre intĂ©gration. On remplit les critĂšres, on a des amis français, jâai une promesse dâembauche », Ă©graine Ibrahim, qui dit ne pas comprendre comment les autoritĂ©s ont pu prendre une dĂ©cision pareille.
Face au tollĂ© provoquĂ© par lâarticle de Ouest-France, la prĂ©fecture nâa pas tardĂ© Ă rĂ©agir en publiant un communiquĂ©, dans lequel elle prĂ©cise que « contrairement Ă ce qui est relayĂ© sur les rĂ©seaux sociaux, aucun Ă©loignement vers la Palestine nâest organisĂ© dans le contexte actuel ». « Les intĂ©ressĂ©s se sont vu notifier des obligations de quitter le territoire français (OQTF) en mai 2023, avant les Ă©vĂ©nements tragiques qui se dĂ©roulent actuellement Ă Gaza », poursuit-elle, indiquant que la mesure dâĂ©loignement est « suspendue ».
Mais lâOQTF nâest pas annulĂ©e pour autant et lâaffaire court toujours devant le tribunal administratif de Rennes, puisque le couple a contestĂ© la mesure dâĂ©loignement en novembre dernier, et a dans le mĂȘme temps formulĂ© une demande de rĂ©examen dans lâespoir dâobtenir lâasile en France.
La prĂ©fecture attend donc simplement que la demande soit traitĂ©e, ce qui signifie concrĂštement que le couple pourrait ĂȘtre expulsĂ© en cas de nouveau rejet de sa demande. Dans son mĂ©moire en dĂ©fense datĂ© du 23 janvier, que Mediapart a pu consulter, la prĂ©fecture assume dâailleurs vouloir Ă©loigner Shaden et Ibrahim malgrĂ© le massacre en cours à Gaza.
« Le couple ne dĂ©montre pas ĂȘtre dĂ©pourvu de toute attache dans leur pays dâorigine », peut-on lire pour justifier lâOQTF. Puis plus loin : « Sâil est exact que la situation sĂ©curitaire dans la bande de Gaza est trĂšs dĂ©gradĂ©e, [âŠ] il nâen est pas de mĂȘme en Cisjordanie, oĂč, si des heurts Ă©pars sont constatĂ©s, la situation est globalement stable, et quâil paraĂźt concevable que les intĂ©ressĂ©s puissent sây installer. De mĂȘme, leurs enfants en sont encore aux premiers apprentissages scolaires, si bien quâil nâest pas dĂ©montrĂ© quâils ne pourraient pas poursuivre cette scolarisation en Cisjordanie. »
##Leur demande dâasile rejetĂ©e en 2018
Lâavocate du couple, Me Le Verger, dit avoir Ă©tĂ© abasourdie en dĂ©couvrant le contenu de ce mĂ©moire, adressĂ© aprĂšs la clĂŽture de lâinstruction. « De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, on Ă©tait plutĂŽt confiants sur leur demande dâadmission exceptionnelle au sĂ©jour. Câest un couple amoureux de la France, lui est professeur de français, bĂ©nĂ©ficiant dâune promesse dâembauche et trĂšs actif dans la vie de leur commune. »
Lâavocate estime quâil sâagit lĂ dâun cas symptomatique de la politique du chiffre menĂ©e par le ministĂšre de lâintĂ©rieur, qui sâentĂȘte Ă dĂ©livrer des OQTF Ă des ressortissant·es de pays en guerre. « Il y a une volontĂ© dâexpĂ©dier les dossiers, quitte Ă crĂ©er de la prĂ©caritĂ© et de la souffrance. Et finalement, les tribunaux sont engorgĂ©s Ă cause du manque de professionnalisme ou de moyens des prĂ©fectures. » SollicitĂ© par Mediapart, le ministĂšre nâa pas donnĂ© suite.
On parle français, on se sent français, on rĂȘve en français.
Ibrahim
Dans la maison, Naya, du haut de ses 3 ans, fait des tours de vĂ©lo dans le salon, tandis que les deux plus grands attendent que le dĂźner soit servi. Les deux plus jeunes sont nĂ©s en France, et ne parlent que français. « Il nây a que lâaĂźnĂ©e qui est nĂ©e Ă Gaza », explique Shaden, qui sâĂ©tonne des arguments avancĂ©s par la prĂ©fecture. « Et puis, ils ne savent pas que les Gazaouis ont lâinterdiction de se rendre en Cisjordanie ? »
Pour le couple, ces passages ont eu lâeffet dâune dĂ©flagration. « Câest choquant. On vit en France depuis six et huit ans. On parle français, on se sent français, on rĂȘve en français. On sâassume totalement depuis des annĂ©es et ils refusent de nous donner les papiers. »
Professeur de français, Ibrahim a rejoint la France en 2016 avec un visa Ă©tudiant, aprĂšs un premier sĂ©jour Ă Vichy en 2012 Ă lâoccasion dâune formation financĂ©e par une bourse. Shaden le rejoint deux ans plus tard, avec un visa Ă©quivalent, et poursuit ses Ă©tudes de langues pour se spĂ©cialiser en anglais.
Lorsquâils dĂ©cident de demander lâasile, en juillet 2018, câest la douche froide. LâOffice français de protection des rĂ©fugiĂ©s et apatrides (Ofpra) rejette leur demande, la Cour nationale du droit dâasile (CNDA) vient confirmer cette dĂ©cision. Au bout de deux ans de procĂ©dure, ils tombent dans lâirrĂ©gularitĂ© mais se battent malgrĂ© tout pour rester.
SâĂ©loigner de la famille a sans doute Ă©tĂ© le choix le plus difficile de leur vie. « On avait notre vie lĂ -bas, notre logement, notre mĂ©tier de professeur. On est venus avec notre argent et on a assumĂ© tous les frais jusquâĂ ce jour, sans aucune aide. »
Mais ce qui les a poussĂ©s Ă vouloir rester en France, prĂ©cisent-ils, « ce sont [leurs] enfants ». « Câest ce quâon a de plus prĂ©cieux. Quand on a vu lâĂ©tat psychologique de notre fille, ça nous a dĂ©cidĂ©s. On veut quâils vivent en paix. » Câest au vu du contexte que le couple a demandĂ© un rĂ©examen de sa demande dâasile auprĂšs de lâOfpra le 21 janvier.
##Une vie suspendue
Lâaudience au tribunal administratif, prĂ©vue le 24 janvier, a Ă©tĂ© reportĂ©e, sans date fixĂ©e encore Ă ce jour, car la prĂ©fecture a rĂ©pliquĂ© avec son mĂ©moire en dĂ©fense la veille. En attendant de savoir sâils obtiendront lâasile ou si lâOQTF sera annulĂ©e par la justice, Shaden ne vit quâĂ travers les Ă©crans. « Ma vie sâest arrĂȘtĂ©e depuis que la guerre a repris. » La trentenaire a dĂ» mettre ses Ă©tudes en suspens, et surveille les chaĂźnes Telegram jour et nuit, Ă la recherche de noms de proches dĂ©cĂ©dĂ©s. « Il y a tellement de morts quâon tente de filtrer par rĂ©gion. »
Le couple « angoisse tout le temps » pour ses proches, et reste sans nouvelles durant des semaines parce que ces derniers nâont pas de connexion ou dâĂ©lectricitĂ© pour charger leurs tĂ©lĂ©phones. Jusquâau message dans lequel ils indiquent simplement ĂȘtre « vivants ». Lâautre jour, son aĂźnĂ©e a compris que les cadeaux quâelle avait fait parvenir Ă sa cousine prĂ©fĂ©rĂ©e avaient Ă©tĂ© dĂ©truits dans les bombardements. « Ăa lui a fait mal parce que ça lui tenait Ă cĆur, câĂ©taient des choses quâelle avait choisies elle-mĂȘme. »
Dans lâentrĂ©e, un collier au pendentif incrustĂ© dâune photo de son frĂšre lui rappelle la douleur de nâavoir pas revu Majd avant quâil ne disparaisse. Elle aurait pu voyager, avant que cette nouvelle Ă©tape de la guerre ne dĂ©marre, si elle avait eu « des papiers ».
Elle dit nâavoir jamais obtenu de rĂ©ponse de la prĂ©fecture lors de sa premiĂšre demande de rĂ©gularisation, une fois son titre Ă©tudiant expirĂ©. Heureusement, note-t-elle, un rĂ©seau de solidaritĂ© local se mobilise pour leur venir en aide. Le tĂ©lĂ©phone ne cesse de sonner le jour oĂč nous les rencontrons. « Tu sais que le monsieur du bar PMU a reconnu ma tĂȘte dans le journal ?, lance Ibrahim Ă son Ă©pouse. Il Ă©tait rĂ©voltĂ© de ce qui nous arrive. »