Professeur Ă©mĂ©rite Ă lâuniversitĂ© Paris-Nanterre, ancien prĂ©sident de la commission du droit international des Nations unies, Alain Pellet a plaidĂ© soixante-sept affaires devant la Cour internationale de justice (CIJ). Il est conseil principal de lâAutoritĂ© palestinienne dans lâaffaire de lâavis consultatif sur les « consĂ©quences juridiques dĂ©coulant des politiques et des pratiques dâIsraĂ«l dans les territoires palestiniens occupĂ©s, y compris Ă JĂ©rusalem-Est », rendu le 19 juillet par la CIJ.
Lâorgane judiciaire principal de lâONU a estimĂ© que « la prĂ©sence continue dâIsraĂ«l dans les territoires palestiniens Ă©tait illĂ©gale », et que lâEtat dâIsraĂ«l avait lâobligation dây mettre fin « le plus rapidement possible ». Alain Pellet reprĂ©sente Ă©galement le Nicaragua dans lâaffaire qui lâoppose Ă lâAllemagne, accusĂ©e de violer le droit international humanitaire et de « faciliter la commission dâun gĂ©nocide » contre le peuple palestinien en vendant des armes Ă IsraĂ«l. Il est lâauteur de nombreux articles et ouvrages, dont Vladimir Poutine. Lâaccusation (Fayard, 2023), Ă©crit avec Robert Badinter et Bruno Cotte.
Quelle analyse faites-vous de lâavis rendu par la CIJ ?
Il sâagit dâun immense succĂšs qui dĂ©passe mes attentes. LâAutoritĂ© palestinienne a dĂ©cidĂ© de saisir la CIJ dâune demande dâavis un peu en dĂ©sespoir de cause. Au dĂ©part, jây Ă©tais opposĂ© : lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale, le Conseil de sĂ©curitĂ© ont, tous les deux, condamnĂ© IsraĂ«l, alors pourquoi aller demander du droit souple, non obligatoire, alors quâon a dĂ©jĂ du droit dur, contraignant, qui nâest pas appliquĂ© ? Les Palestiniens mâont convaincu en faisant valoir quâils Ă©taient victimes de la politique du deux poids-deux mesures : « On ne parle que de lâUkraine, plus personne ne sâintĂ©resse Ă nous, il faut rĂ©veiller lâopinion. »
Finalement, lâavis est une formidable victoire, et, juridiquement, parfaitement fondĂ©. La Cour a rappelĂ© avec fermetĂ© que, « du point de vue juridique, le territoire palestinien occupĂ© constitue une seule et mĂȘme entitĂ© territoriale, dont lâunitĂ©, la continuitĂ© et lâintĂ©gritĂ© doivent ĂȘtre prĂ©servĂ©es et respectĂ©es », y compris JĂ©rusalem-Est et Gaza. IsraĂ«l est dans lâobligation de cesser immĂ©diatement toute nouvelle implantation, toute nouvelle activitĂ© de colonisation et dâĂ©vacuer tous les colons. La section sur la « politique de colonisation » est dĂ©vastatrice pour IsraĂ«l, et le ton de la condamnation particuliĂšrement ferme. En revanche, les juges ont soigneusement Ă©vitĂ© de reconnaĂźtre le caractĂšre Ă©tatique de la Palestine. Mais cela ne leur Ă©tait pas demandĂ©. Lire aussi | LâONU considĂšre que les colonies israĂ©liennes relĂšvent du crime de guerre Le jour mĂȘme, le premier ministre israĂ©lien, Benyamin NĂ©tanyahou, a dĂ©clarĂ©, dans un message publiĂ© sur X, que « la lĂ©galitĂ© de la colonisation israĂ©lienne sur tous les territoires de [leur] patrie ne peut ĂȘtre contestĂ©e ». Quel sera lâimpact de cet avis, qui nâest pas contraignant ?
Il ne faut pas se faire trop dâillusions sur la CIJ : ses avis ne pourront pas changer le monde. Mais ses dĂ©cisions font en gĂ©nĂ©ral lâobjet dâun grand respect. Il serait assez aberrant que les Nations unies ne respectent pas lâavis de leur organe judiciaire principal. Si un projet de rĂ©solution condamnant IsraĂ«l est prĂ©sentĂ© au Conseil de sĂ©curitĂ©, les Etats lâappuyant pourront lâinvoquer.
Lâavis exerce donc une pression morale ou politique sur les gouvernements respectueux de lâEtat de droit, qui peuvent difficilement faire lâimpasse sur les Ă©noncĂ©s du droit en vigueur par la plus haute juridiction mondiale. En outre, dans les pays dĂ©mocratiques, les juges nationaux sont trĂšs sensibles Ă ce que dit la CIJ : il va ĂȘtre important pour eux de savoir quâIsraĂ«l ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international, et que câest Ă eux quâil appartient de dĂ©cider, en consĂ©quence, que leur pays ne doit pas, par exemple, vendre dâarmes Ă IsraĂ«l. Lire aussi | Article rĂ©servĂ© Ă nos abonnĂ©s LâAllemagne accusĂ©e de « plausible » complicitĂ© dans les crimes commis Ă Gaza Vous jugez pourtant que lâon nâa jamais autant violĂ© les principes de la Charte des Nations unies. Comment qualifiez-vous ce moment de lâhistoire du droit international ?
Câest un moment triste. On a lâimpression que tout lâĂ©difice du droit international construit depuis 1945 sâĂ©croule. Ăa ne veut pas dire quâil va disparaĂźtre, parce que, au contraire, plus les tensions sont vives, plus le droit est indispensable, et plus on lâinvoque, dâailleurs. Mais des tabous, Ă commencer par lâinterdiction du recours Ă la force armĂ©e dans les relations internationales ou lâintĂ©gritĂ© territoriale des Etats, ont quand mĂȘme sautĂ©. Lire aussi la tribune | Article rĂ©servĂ© Ă nos abonnĂ©s « LâONU fait face au viol de sa propre charte »
Lâagression de lâIrak par les Etats-Unis en 2003 avait Ă©tĂ© une violation de lâordre juridique international tout aussi grave que celle de lâUkraine. Mais lâagression russe du 24 fĂ©vrier 2022 a ouvert les vannes de violations en chaĂźne de principes fondamentaux proclamĂ©s par la Charte des Nations unies : recours Ă la force, remise en cause de lâintĂ©gritĂ© territoriale des Etats, des droits fondamentaux de la personne humaine ou du droit des peuples Ă disposer dâeux-mĂȘmes. Presque plus inquiĂ©tante que lâagression russe elle-mĂȘme : lâĂ©rosion progressive de la condamnation de lâagression et du soutien Ă lâUkraine par de nombreux Etats du Sud global. Lire aussi la chronique | Article rĂ©servĂ© Ă nos abonnĂ©s « AprĂšs sâĂȘtre concentrĂ© sur le soutien occidental, Kiev doit dĂ©sormais plaider sa cause auprĂšs du Sud global »
Il y a un contraste entre lâhommage rendu en paroles au droit international et son inefficacitĂ© de plus en plus flagrante, dont le prĂ©sident russe, Vladimir Poutine, a administrĂ© la preuve. Certes, on peut recourir Ă la CIJ, mais le grand problĂšme est que ce nâest possible que contre des Etats qui ont consenti Ă reconnaĂźtre sa compĂ©tence. Des Etats comme la Russie, les Etats-Unis ou IsraĂ«l nâacceptent pratiquement aucune juridiction internationale.
Quel peut ĂȘtre lâimpact de la CIJ Ă lâĂ©gard de ceux qui violent le plus le droit international Ă lâabri de leur refus dâaccepter sa compĂ©tence ?
En 2022, la CIJ a envoyĂ© un message fort Ă Moscou en demandant Ă la FĂ©dĂ©ration de Russie de « suspendre immĂ©diatement les opĂ©rations militaires quâelle a commencĂ©es le 24 fĂ©vrier 2022 sur le territoire de lâUkraine ». Le vote Ă©tait Ă©crasant : treize voix contre deux (les juges russe et chinois ont votĂ© contre). Cela est restĂ© sans effet. Câest que, mĂȘme sâil est un instrument indispensable Ă la coexistence entre les Etats, le droit nâa pas de dents, il ne mord pas.
Pensez-vous que lâordre juridique international issu de lâaprĂšs-guerre est menacĂ© ?
Compte tenu de ses fonctions irremplaçables dans une sociĂ©tĂ© dâEtats souverains, il nâest pas mort et ne peut mourir. Mais la volontĂ© de Vladimir Poutine et du prĂ©sident chinois, Xi Jinping, de le mettre Ă bas me paraĂźt absolument Ă©vidente. La Chine passe son temps Ă violer le droit international alors que câest elle, deuxiĂšme puissance mondiale, qui aura le plus dâinfluence sur la formation du droit international de demain si les dĂ©mocraties perdent du terrain. Le droit est fils de la politique. Il est, selon une formule cĂ©lĂšbre, « une politique qui a rĂ©ussi ». Il y a quelques annĂ©es, on pouvait croire que lâidĂ©e de communautĂ© internationale allait progressivement lâemporter sur le souverainisme. Mais il est en train de regagner le terrain perdu depuis la chute du mur de Berlin [en 1989].
Si des pays qui contestent lâordre juridique international issu de lâaprĂšs-guerre arrivent Ă leurs fins, le droit international changera dans leur sens : il deviendra de plus en plus souverainiste, exaltant la souverainetĂ© des Etats dans le sens le plus nĂ©gatif, absolu, quâon peut lui donner. Il faut continuer Ă dĂ©fendre les principes du droit international et utiliser les leviers offerts par la justice internationale.
Mais je suis assez pessimiste. Le droit recule de maniĂšre gĂ©nĂ©rale. Donald Trump ne cache pas son mĂ©pris des lois amĂ©ricaines et du droit international. Sâil revient au pouvoir, on peut sâattendre au pire : dĂ©nonciation illicite des traitĂ©s conclus par les Etats-Unis, remise en cause du financement des organisations internationales dont ils sont membres, mĂ©pris total des droits des Ă©trangers, Ă commencer par les migrants⊠Câest Ă lâintĂ©rieur des Etats que se jouent les grandes batailles, plus quâau niveau international. Ce sont les dĂ©mocraties qui feront perdurer lâordre juridique de 1945 â ou pas⊠» Pourtant, le Nicaragua, dictature accusĂ©e par un rapport de lâONU de 2023 de crime contre lâhumanitĂ©, sâempare de ce systĂšme pour accuser lâAllemagne de « faciliter la commission dâun gĂ©nocide » en vendant des armes Ă IsraĂ«lâŠ
AprĂšs une contestation radicale du droit international dans les annĂ©es 1960, les Etats du Sud dĂ©colonisĂ©s ont compris quâils pouvaient lâutiliser Ă leur avantage. Ils opposent leur souverainetĂ© aux ingĂ©rences extĂ©rieures, voire en utilisant certains mĂ©canismes.
Dans cette affaire, le Nicaragua utilise la philosophie des droits de lâhomme et les normes protectrices des droits humains Ă la fois, sans doute pour dĂ©fier ses dĂ©tracteurs et pour se poser en champion du Sud global. En outre, il a une grande pratique de la CIJ, devant laquelle il a Ă©tĂ© partie dans quatorze affaires depuis 1983. Le Nicaragua avait alors gagnĂ© contre les Etats-Unis de Reagan, qui soutenaient la contre-rĂ©volution antidĂ©mocratique, bombardaient ses aĂ©roports et bloquaient ses ports⊠Son histoire montre aussi que le droit peut ĂȘtre une arme du faible contre le fort en pacifiant les rapports de force. Câest devenu pour lui un instrument de sa politique Ă©trangĂšre.
Dâune certaine maniĂšre, la demande dâavis formulĂ©e Ă la demande de lâAutoritĂ© palestinienne est une autre illustration de lâutilisation par les pays du Sud des principes du droit international. Lâattaque terroriste du Hamas puis lâinsupportable riposte israĂ©lienne ont affaibli la confiance dans le droit international. Les pays occidentaux, qui sâĂ©taient aveuglĂ©ment rangĂ©s aux cĂŽtĂ©s dâIsraĂ«l, ont progressivement â quoique inĂ©galement â rĂ©Ă©quilibrĂ© leurs positions. Mais ils ne sont pas parvenus Ă dissiper lâimpression de « deux poids-deux mesures » dans lâinterprĂ©tation et lâapplication des principes du droit international. La Cour redore le blason du droit international si malmenĂ© par ailleurs. Clairement, le 19 juillet est un grand jour pour le droit international et apporte une lueur dâespoir et de rĂ©confort dans ce contexte bien sombre.
Valentine Faure
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Lâauteur lui-mĂȘme confesse son pessimisme mais lâutilisation du droit international par de nouveaux pays revivifie le jeu international et en lâespĂšce, ternit un peu plus le narratif du gouvernement israĂ©lien dans sa posture victimaire. Câest toujours Ă prendre pour la Palestine.
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